Histoire familiale juive: Espagne,Maroc, Algérie, France - Partie 2/4
Souvenirs d’une famille juive sépharade
Face à l’Histoire
Espagne-Maroc-Algérie-France
Par Léon Obadia
Texte finalisé par Didier Bertin-Obadia
PARTIE II/IV
Chapitres
I-Avant-propos – page 4
II-De l’Espagne au Maroc – page 6
III-La guerre Hispano-marocaine – page 9
IV-La conquête d’Oran par l’Espagne- page 19
V- De Tétouan à Oran- page 23
VI- L’assassinat de ma Grand-mère Simha - page 36
VII-Salomon Obadia mon père et sa famille – page 46
VIII-La guerre de 1914-1918 – page 75
IX-Annotation conclusive – page 103
-----------------------------------
Chapitre V
De Tétouan à Oran
Les frères Obadia continuaient à faire du commerce à la fois au Maroc et à Melilla (territoire espagnol). Mon grand-père maternel Messaoud avait un magasin à Melilla et un autre à Tétouan en association avec l’un de ses frères. Comme cela a été mentionné les frères Obadia venaient régulièrement en felouque à Oran pour y faire du commerce depuis 1860 où finalement mon grand-oncle Mardochée s’installa.
Il acheta une grosse propriété aux environs d’Oran près de Tafaraoui et habita dans le nouveau quartier de la ville appelé « Lamoricière » mais désigné comme « le Village Nègre » par les européens en raison de la présence d’une population arabe. Mon Grand-oncle Mardochée y construisit plus d’une quinzaine de maisons.
Progressivement tous ses frères vinrent s’installer à Oran où ils tinrent des magasins de tissus et d’alimentation non seulement au Village Nègre mais aussi dans toute l’Oranie (région d’Oran).
Ensemble ils construisirent près de la moitié des maisons du Village Nègre, chacun d’eux ayant deux à trois maisons.
Café Maure au village nègre d’Oran
Mon grand-père maternel Messaoud tout en gardant son commerce à Melilla alla se fixer à Aïn Temouchent (Oranie) où il tint un commerce. Messaoud acheta plusieurs lots de jardins aux environs et y resta quelques années. Après avoir marié sa fille ainée Esther à un brave commerçant, Samuel Nahon, il quitta Aïn Temouchent pour Oran avec toute sa famille.
Il acheta une belle et grande propriété de près de quatre cents hectares à dix huit kilomètres d’Oran, proche de Valmy sur la côte du Hanrouk.Il y planta cent hectares de vignes et y installa des bâtiments modernes et des caves à vin. Tous les ans, il fabriquait du vin « Cacher » (préparé selon les prescriptions rabbiniques).
On appela cette exploitation « la ferme Obadia » dont mon Oncle Pinhas hérita ainsi que d’un terrain à bâtir en face de la synagogue d’Oran.
Judas, mon Grand-père paternel, se fixa lui aussi à Oran. Il avait plusieurs enfants mais avait laissé sa fille ainée Messaouda à Tétouan où elle s’était mariée à Mosé (Moïse ou Moché en hébreu) Sarfati dit « Rubio » c'est-à-dire blond en espagnol. Ils eurent plusieurs enfants : Isaac, Salomon, Tamar et Rachel. Rubio avait l’un des plus beaux magasins de Tétouan. Sous le protectorat espagnol (1913-1956) le magasin se trouvait calle Lunetas et était dirigé par les enfants de Rubio. Un des enfants de Rubio immigra en Israël où il fut médecin.
Judas était un grand talmudiste ; tous ses garçons étaient des lettrés, et en particulier Isaac, fils de Djemol qui étudia à la Yeshiva.Judas aimait étudier avec son fils Isaac qui devint le père d’une nombreuse famille, mais son Père Judas continuait à étudier et à traduire avec lui des textes en hébreu après la fermeture du magasin.
Maïmonide enseignant à ses élèves
Judas était très versé en matière talmudique mais un jour Isaac fut sûr d’avoir traduit un texte mieux que lui ; il n’en dit rien à son père mais en fit la confidence à sa mère. Celle-ci, fière de son fils ne put s’empêcher de dire à son mari « Cette fois, c’est ton fils qui t’a donné une leçon ». Judas ouvrit de nombreux magasins à Oran et dans les villages des environs pour ses fils et ses gendres, entre autre le magasin de mon père Salomon à Aïn el Arba et plus tard celui de sa fille Camra. Camra était mariée à Joseph Corcia et eut de nombreux enfants : Yarho, Tamar épouse Zaoui, Samuel, Moïse et Émilie épouse Benfredj.
Après plusieurs années, mon Père se maria avec ma mère Djemol (née Obadia et fille de Messaoud) sa cousine germaine (qui avait le même prénom que celui de ma grand-mère paternelle: Djemol née Benhaïm).
Djemol et Salomon étaient promis au mariage depuis leur plus tendre enfance. Lorsque Salomon était adolescent, Djemol n’était encore qu’une petite fille et quand il la rencontrait, il lui donnait deux sous avec lesquels elle s’achetait des bonbons. Elle rentrait chez elle après avoir mangé de grandes quantités de friandises et n’avait plus d’appétit au point que sa mère la croyait toujours malade. Lors de leur mariage, ma mère Djemol avait dix huit ans et mon père Salomon en avait vingt cinq.
Ma mère était grande, belle et très élégante. A Aïn el Arba, tous les Espagnols et les habitants du village l’appelaient « la buena moza », ce qui revenait à dire la belle Jeune femme. Je revois ma mère habillée pour aller à une cérémonie, un mariage ou une circoncision, avec sa robe du soir marron toute brodée d’or sur la poitrine et dans le dos, avec des manches à soufflet aussi brodées d’or, un foulard de soie noire négligemment disposé autour du front* cachant ses cheveux et sur le foulard des plumes d’aigrettes argentées serties de pierres fines**.
Elle portait autour du cou un collier de plusieurs rangées de perles fines d’une grande valeur, ainsi que des émeraudes, des turquoises, des rubis et plusieurs grosses chaines en or avec des médaillons sertis de brillants. Elle avait à chaque bras une demi-douzaine de bracelets divers en or, à ses doigts des bagues avec des émeraudes, des diamants et des rubis.
Elle portait de grosses boucles d’oreilles serties de diamants. Deux gros anneaux torsadés entouraient ses chevilles ; ses souliers étaient en satin brodé d’or. Pour sortir, elle mettait par dessus ses épaules un splendide châle de soie de Manille blanc*** richement décoré de couleurs variées et d’or. Ma mère ainsi habillée était vraiment belle ; elle faisait l’admiration de tous les habitants d’Aïn el Arba et à Oran l’orgueil de ma Grand-mère maternelle (Simha Obadia née Serfati) qui l’aimait beaucoup.
*Style vestimentaire de Djemol Obadia (mode du début du XXe siècle) : Un foulard de soie négligemment disposé autour du front, sur le foulard des plumes d’aigrettes argentées serties de pierres fines** : Un splendide châle de soie de Manille blanc*** :
Ma mère faisait œuvre de charité à Aïn El Arba et elle favorisa notamment le mariage de nombreuses jeunes filles juives pauvres et les aida à monter leur ménage. Elle aida aussi beaucoup de juifs pauvres venus du Maroc et mon père favorisait leur installation au village en leur offrant un travail très bien payé.
Les premières années de leur mariage, ils perdirent trois enfants et en étaient fort désolés. Un jour le grand Rabbin Kollel de Jérusalem vint quêter chez eux ; il leur prédit qu’ils allaient avoir un fils qu’ils nommeraient Haïm qui signifie la vie en hébreu, une fille qu’ils nommeraient Hassiba et de nombreux autres enfants.
Effectivement l’année suivante mon frère naquit et fut appelé Haïm. Mon Père avait fait la promesse que s’il avait un fils, il ferait un pèlerinage avec lui sur la tombe de Rabbi Vidal Israël de Tétouan. C’est pour cela qu’il ajouta au prénom de Haïm celui de Vidal. Dans la vie courante Haïm-Vidal était appelé Émile et Hassiba, Anaïs.
Six mois après la naissance de mon frère Haïm-Vidal, mon Père, ma Mère et ma Grand-mère paternelle partirent pour Tanger en l’emmenant. Ils avaient une lettre de recommandation pour le Consul de France qui avait été remise à mon père par un de ses associés qui s’appelait Monsieur Laurent. Cet associé était très connu à la préfecture d’Oran.
Ils s’embarquèrent à bord d’un voilier, firent une bonne traversée et deux jours après, mon Père fut introduit auprès du Consul de France qui le reçut cordialement. Le Consul lui accorda une escorte de plusieurs Mokhaznis c’est à dire des supplétifs au maintien de l’ordre et ils partirent à dos de mulet. Ils dormirent deux nuits dans des caravansérails.
Le lendemain ma mère assise sur le mulet tenant son bébé (mon frère) dans ses bras, s’assoupit soudain et l’enfant lui glissa des bras, tomba sur des herbes et roula presque au fond d’un petit ravin.
Tout le monde s’affola mais l’on retrouva mon frère indemne, sans doute parce qu’il avait été très bien enveloppé. Mes parents attribuèrent cela à la protection du Rabbin Vidal Israël.
Ma tante Messaouda (demi-sœur de Salomon, mariée à Mosé Sarfati dit Rubio) avait été avisée de leur venue et le matin de leur arrivée des enfants de la famille et d’autres motivés par la curiosité vinrent à leur rencontre.
Parmi ces enfants, il y en avait un que mon père remarqua et il dit à ma grand-mère : « Tu vois cet enfant, je ne l’ai pas vu naitre, mais je sais qu’il est le fils de ma sœur ». Ma grand-mère se moqua de lui en riant. Mon père demanda son nom au petit garçon qui lui répondit qu’il s’appelait Isaac Obadia et qu’il venait attendre son oncle, sa tante, et sa grand-mère* qui arrivaient d’Oran.
Alors mon père se tourna vers sa mère et il lui dit : « Tu vois, je ne me suis pas trompé, je l’ai vite reconnu car il ressemble à son père Rubio ».
*En fait la grand-mère d’Isaac fils de Rubio, était Simha née Lévy la mère de Messaouda, demi-sœur d’Emile; Djemol née Benhaïm et Simha née Lévy ayant été les deux épouses de Judas Obadia ; on peut penser qu’il s’agit là d’une simplification de langage d’ordre familial.
Lorsque mon Père se retourna pour embrasser son neveu, il avait fui comme une flèche pour annoncer la nouvelle de leur venue à ses parents. La joie fut grande chez mon oncle, ma tante et toute la famille de Tétouan.
Mes parents, ma Grand-mère et mon frère furent reçus avec allégresse. Toute la famille de Tétouan voulait les recevoir et pour les inciter à accepter son invitation, Messaouda leur dit : « Je vous ai préparé des lentilles » et Djemol répondit avec une mine de regret : « Lentejas ! El plato de T’cherbab » c'est-à-dire « Des lentilles le plat de Tisha be Av » car nous ne mangions des lentilles que le jour de Tisha be Av.*
*Le neuvième jour du mois d’Av dans le calendrier juif commémore le jour de la destruction du premier et second temple de Jérusalem contracté en T’cherbab selon la prononciation Judéo-arabe d’Afrique du nord.
Destruction du temple de Jérusalem
De nombreuses autres calamités frappèrent le peuple juif le jour de Tisha Be Av.
Les lentilles qui constituent un plat très modeste, conviennent à la tristesse de ce jour.
Mes parents firent plusieurs fois le pèlerinage sur la tombe du Rabbi Vidal et après une vingtaine de jours, ils retournèrent à Oran où ils avaient un appartement dans un immeuble qui leur appartenait et dans lequel plus tard ma sœur Rachel y vécut avec son mari Judas Ben Sadoun.Ma Mère y habita plusieurs années alors que mon Père s’occupait de son commerce de denrées alimentaires (dont des céréales), de tissus, et surtout d’élevage de bovins à Aïn El Arba.
Mon père partait d’Aïn El Arba tous les vendredis soir pour se rendre à Oran d’où il revenait le dimanche.
Tribunal d’Aïn El Arba
Ma sœur Anaïs (Hassiba) et mon frère Joseph (Youssef) naquirent à Oran. Ma mère allait souvent à Aïn El Arba, puis y passa plusieurs années ne faisant plus que quelques brefs séjours à Oran. Elle se plaisait bien au village où elle était très estimée.
Hôtel de France – Aïn El Arba
Eglise d’Aïn El Arba
Souvent, son frère Pinhas et surtout sa jeune sœur Élise venaient y passer des semaines entières. Ma Tante Élise devait avoir 18 ans et était très belle.
Mon Père avait construit deux maisons à Aïn El Arba et avait acheté une ferme de plus de cent hectares près de Tafaraoui et une autre de près de quatre vingts hectares aux environs du village d’Ameaune. Il cultivait lui-même ses champs et plus tard il fut aidé par mon frère Émile (Haïm-Vidal).
Je suis né à Aïn El Arba et un an après ma naissance, nous sommes retournés à Oran où mes deux frères et ma sœur (Joseph, Samuel et Anaïs) allaient à l’école Saint André. Plus tard, je suis allé à l’école maternelle Pasteur au village Nègre. Ma sœur Rachel est née à Oran. Lors du mariage de Rachel, ma Grand-mère Djemol (comme nous l’avons mentionné la mère et la grand-mère paternelle de Léon avaient le même prénom) très âgée perdait un peu la tête.
Alors que l’on préparait le trousseau de Rachel, elle ramassait par terre des papiers et des rubans et les mettait dans sa poche.
Lorsque ma sœur Anaïs (Hassiba) lui demanda ce qu’elle voulait en faire, elle lui répondit « son cintas para mi naoua ». c'est-à-dire en ce sont des ceintures pour mon.. -en espagnol- jupon- en arabe (naoua).**
** La langue des Juifs de Tétouan était initialement le Tétouani ou Haketia ou Jaketia, langue uniquement orale mélangeant principalement le judéo-arabe (dialecte arabe) à un espagnol ancien. Progressivement les gens les plus éduqués de Tétouan lui préférèrent le castillan bien mieux considéré en particulier par les juifs eux-mêmes et permettant d’être compris des Espagnols d’Espagne et des Presidios. La plupart des Juifs du Maroc parlaient aussi parfaitement l’arabe dialectal.
Par ailleurs on considère généralement que le ladino est une sorte de proto-espagnol qui a été conservé par les Juifs qui fuirent d’Espagne vers les Balkans et en particulier à Salonique et Smyrne. Leur éloignement de l’Espagne pourrait expliquer la conservation de cet espagnol ancien.
**********
Chapitre VI
L’assassinat de ma Grand-mère Simha
Après avoir quitté Aïn Temouchent où ils habitèrent fort longtemps mes Grands-parents maternels, Messaoud Obadia et son épouse Simha (née Serfati), vinrent à Oran dans un grand appartement de la Rue Napoléon dont le nom fut changé en rue de la Révolution, avec leurs enfants Esther, Djemol (qui devint ma mère), Isaac, Luna, Fortuna, Élise et Pinhas.
Le théâtre d’Oran et au fond la rue de la Révolution
Ma mère me raconta avoir vu Napoléon III en visite à Oran dans son carrosse, entourée d’officiers à cheval ; elle avait sept ans étant née à Tétouan en 1858.*
Napoléon III en visite en Algérie
*Le 14, le 15 et le 18 mai 1865 Napoléon III se trouvait en effet à Oran lors de sa seconde visite en Algérie car il voulait s’assurer que les arabes étaient bien traités conformément à ses directives. Napoléon III était un homme « très autoritaire » mais moderne et d’une culture internationale ; il a appliqué en France une politique économique, industrielle et financière très avant-gardiste.
Le quatorze juillet 1865, Napoléon III promulgua un Sénatus consulte permettant aux indigènes juifs et musulmans d’obtenir la pleine nationalité française dans le cadre de demandes individuelles et sous réserve de se plier aux lois de la France et de renoncer à toute prédominance des règles juives ou islamiques.
Les Musulmans rejetèrent cette opportunité alors que les Juifs favorables à la France requirent immédiatement une naturalisation collective. Le vingt quatre octobre 1870 – juste après la chute du Second Empire - le décret Crémieux fut une réponse favorable à la demande des Juifs mais qui maintenait le droit à la naturalisation des indigènes musulmans sur demande individuelle. La contestation du décret Crémieux par les Musulmans n’avait donc pas de sens puisqu’ils pouvaient aussi demander individuellement la nationalité française mais ne le faisaient pas.
Ce décret a aussi été contesté par Pétain en raison de son fort antisémitisme, mais aussi par Giraud que les Américains avaient nommé à la tête de l’Algérie après l’opération Torch de 1942 et après l’assassinat de Darlan. Giraud voulait à la fois maintenir l’abolition du décret Crémieux et les lois antisémites. La mise à l’écart de Giraud par De Gaulle au sein du Comité de Libération Nationale permit de rétablir le décret Crémieux et d’en finir avec les lois antisémites.
Texte :
Mon grand-père, Messaoud Obadia, avait toujours son commerce à Melilla qui était géré par un associé et son entreprise à Aïn Temouchent qui marchait bien et il se rendait tantôt à un endroit tantôt à un autre. Il était grand, fort, courageux et toujours habillé impeccablement avec une redingote et un chapeau melon.
Aïn Témouchent
Il ne fréquentait que des gens honorablement connus comme les Karouby, Caroubé, Sananés, Coriat, Benjamin Darmon, et d’autres notables. C’était un bon vivant aimant les plaisirs de la vie, les fêtes, la bonne table et avait bon caractère. Chez lui la joie régnait toujours. Il faisait œuvre de charité pour les pauvres.
Presque tous les vendredis matin, il allait chez le boucher pour organiser une distribution de viande aux pauvres et leur donnait de l’argent pour les aider à honorer le Shabbat.
Mes deux grands-pères étaient frères (Judas pour mon côté paternel et Messaoud pour mon côté maternel) et ma Grand-mère maternelle Simha née à Tétouan, venait de la famille Serfati qui y était très honorablement connue. Elle était belle, bonne, douce, très croyante, très charitable et avait donné une parfaite éducation à ses enfants. Elle avait marié sa fille Esther à un brave commerçant qui s’appelait Samuel Nahon, et ma mère Djemol à son cousin germain Salomon Obadia.
Ma tante Fortuna était mariée avec Prosper Touboul, préparateur en pharmacie ; Luna était mariée avec son cousin germain Semtob Obadia, Reina avec Joseph Sayag, comptable et fils d’honorables commerçants de Tlemcen et mon oncle Isaac était marié avec sa cousine germaine Esterina Obadia, fille de Mardochée.
Nous allions avec ma Mère, mes oncles et mes tantes, passer des journées à la ferme (la ferme Obadia près de Valmy) où l’on s’amusait beaucoup, surtout durant les vendanges quand mon grand-père faisait du vin « Cacher ».
Je me souviens vaguement de ma Grand-mère, Simha. Le dernier samedi avant sa mort je me trouvais dans sa salle à manger, la table était mise et les hors d’œuvres servis.
Ma Mère me donna quelques petites tapes sur les mains parce que je m’étais servi de hors d’œuvres sans attendre, alors ma pauvre Grand-mère la gronda et lui dit en espagnol : « Dejalo, el niño mio, porque le pegaste?» c'est-à-dire laisse mon petit tranquille, pourquoi l’as-tu frappé et elle m’embrassa. Simha ne parlait que l’espagnol.
Lorsque nous habitions à Aïn El Arba, ma tante Élise qui était très jolie et très distinguée venait souvent nous rendre de longues visites. Un jeune homme d’une trentaine d’années, de bonne famille qui s’appelait Mardochée Elbaz, habitait Aïn El Arba. Comme il était originaire de la ville de Ghelma, nous l’appelions « El Ghalmi » signifiant en arabe qu’il venait de Ghelma. Il était célibataire, cultivateur, adjoint au Maire et tomba amoureux de ma tante Elise.
Un jour il vint voir mes parents pour leur faire part de son amour pour Elise et leur demanda de soutenir sa demande d’Elise en mariage qu’il avait l’intention de faire auprès de mes grands-parents. Maintes démarches furent faites en ce sens et il fit miroiter une belle situation. De grandes fiançailles furent organisées et il offrit des bijoux de valeur à ma tante Elise.
Il prit alors conscience que ses futurs beaux parents étaient de riches bourgeois et décida d’améliorer sa situation avant le mariage pour être à la hauteur. Il mit d’abord fin à une liaison qu’il entretenait à Aïn El Arba avec une jeune femme qui s’appelait Marie Ludovic et avec laquelle il avait une fille. Pour se débarrasser d’elles, il vendit tout ce qu’il avait à Aïn El Arba et quitta le village (ce comportement ne laissait rien présager de bon).
Il s’entretint avec Elise et ses parents de son projet de s’enrichir avant le mariage afin que sa future femme vive dans les meilleures conditions possibles et pour cela il voulait passer quatre à cinq ans en Amérique. Il obtint l’accord de mes grands-parents, leur laissa deux malles de vêtements, offrit encore des bijoux à Elise et partit. Quelques mois après son départ, la bijouterie Prat d’Oran réclama les bijoux offerts car le fiancé les avait achetés à crédit sans les payer à l’échéance. Les bijoux durent être rendus sur injonction du Tribunal. Cinq ans plus tard le fiancé n’était toujours pas revenu.
Ma tante avait refusé plusieurs propositions de mariage d’excellents partis puis finalement se fiança à un riche propriétaire qui s’appelait M. Bensaïd et qui était de Misserghine (Oranie).
Quelques mois plus tard l’ex-fiancé indélicat revint d’Amérique complètement ruiné. Il vint voir mes grands-parents et leur reprocha avec une grande fureur d’avoir manqué à leur parole concernant les fiançailles alors que lui avait attendu près de cinq ans.
Il jura de se venger et menaça de tous de les tuer. Mon grand-père Messaoud n’y prêta pas attention.
Presque tous les matins, mon grand-père allait à sa ferme par le train, en diligence ou avec sa voiture personnelle. Sa propriété se trouvait à dix huit kilomètres d’Oran et à quatre kilomètres du village de Valmy. Il y passait la journée et rentrait le soir. Je le vois toujours avec sa binette en guise de canne se balader dans ses champs ensemencés de céréales et de vignes, coupant de temps en temps une mauvaise herbe sur son passage, interrogeant ses bergers en inspectant ses troupeaux de moutons et de bovins; il avait l’œil partout tout en plaisantant gentiment avec ses ouvriers.
Même dans les champs il était élégamment habillé: pantalon rayé, redingote, chemise, chapeau melon, manchettes et une pochette rouge à carreaux. Mon oncle Isaac qui s’était marié, venait souvent à la propriété d’Aïn Temouchent alors que mon oncle Pinhas allait encore au lycée à Oran.
Mes grands-parents avaient un bel et grand appartement au commencement de la rue d’Arzew (rue élégante) et au premier étage (étage des propriétaires).
Rue d’Arzew à Oran
Le dimanche suivant de l’année de 1897, ma mère partit de bon matin pour passer la journée chez sa mère (Simha) afin de l’aider à cuisiner car le nouveau fiancé d’Elise devait venir déjeuner. Mon Grand-père était parti à la ferme et mon oncle à Aïn Temouchent. Vers midi tout allait bien, le fiancé et ma tante étaient dans le salon en compagnie de ma mère qui tenait Rachel ma sœur âgée d’environ trois mois dans ses bras. Tout à coup, la porte du salon s’ouvrit et l’ex-fiancé « le Ghalmi » apparut un revolver à la main, les yeux hagards, à demi ivre et furieux. Il se rua sur ma tante et son fiancé puis tira sur le fiancé et se tourna vers ma mère qui s’enfuit en tenant ma sœur Rachel dans ses bras ; il tira un coup de revolver dans sa direction mais la manqua. En voyant ma tante à moitié évanouie de terreur, il se précipita sur elle et commença à lui tirer dessus.
C’est à ce moment que ma pauvre grand-mère, entendant les coups de feu, entra dans le salon. N’écoutant que son amour maternel, elle se précipita sur lui pour détourner son arme mais il n’hésita pas à tirer sur elle en pleine poitrine. Croyant les avoir tous tués, l’assassin tenta de se loger une balle dans la tête, mais le coup fut mal porté et ne le tua point car après quelques mois à l’hôpital l’assassin s’en sortit.
Le nouveau fiancé et ma tante furent assez sérieusement touchés mais comme aucun organe vital n’avait été atteint, ils s’en sortirent assez rapidement. Quant à ma pauvre grand-mère, elle ne survécut qu’environ une heure à ses blessures. Mon grand-père, mes oncles et toute la famille furent désespérés.
Oran fut bouleversée par ce drame. Riches et pauvres et l’élite de la ville assistèrent à ses obsèques.
Un an plus tard, l’assassin fut jugé devant la Cour d’assises d’Oran et condamné à une peine de vingt ans de travaux forcés mais il mourut environ deux ans après sa condamnation.
Cette histoire lamentable eut pour résultat la mort de ma pauvre grand-mère qui était bonne, douce et aimante.
***********