Histoire familiale juive: Espagne,Maroc, Algérie, France - Partie 3/4
Souvenirs d’une famille juive sépharade
Face à l’Histoire
Espagne-Maroc-Algérie-France
Par Léon Obadia
Texte finalisé par Didier Bertin-Obadia
PARTIE III/IV
Chapitre VII
Salomon Obadia, mon père et sa famille
Un an après cette lamentable histoire de l’assassinat de ma grand-mère, nous revînmes habiter à Aïn El Arba. Mes frères Emile (Haïm) et Joseph (Youssef) y allaient déjà à l’école et un an après eux j’y entrais moi aussi alors qu’Emile venait de la quitter.
Pendant deux ans, Émile prépara sa Dracha (discours et commentaire de texte religieux) de Bar Mitsva (consécration de la majorité religieuse des garçons), commencée à Oran chez Rabbi Soussan. Il apprit sa Dracha à la perfection.
Mon Père lui fit une fête de Bar Mitsva grandiose ; toute la famille d’Oran fut invitée ainsi que son premier maître Rabbi Soussan. Un grand groupe de musique juive était présent et des moutons furent abattus pour l’occasion.
Une jeune et belle vache bien grasse destinée aussi à être abattue pour l’occasion, fut décorée de foulards de soie et ornée de bijoux et promenée dans le village au son d’une musique indigène.
La fête dura huit jours avec festin matins et soirs, gâteaux de toutes sortes, liqueurs, anisette et apéritifs.
Bar Mitsva
On parla fort longtemps de la Bar Mitsva de mon frère Émile (Haïm) à laquelle tout le village avait été invité : Juifs, Chrétiens et Musulmans. Le fils d’Émile, Élie fit sa Bar Mitsva dans la même synagogue. Mes parents adoraient mon frère Émile comme un Dieu.
Après sa Bar Mitsva, Émile (Haïm) commença à aider mon père (Salomon). L’hiver au moment des labours, il accompagnait les ouvriers dans les champs. Ma mère lui préparait un repas froid pour midi et il ne rentrait que le soir.
Lorsqu’il avait fini à Aïn El Arba, il partait labourer les champs de la ferme de Tafaraoui où il restait près de trois semaines. Il se rendait ensuite à une petite maison sur la montagne des Quatre Marabouts appelée le Himère.
Il y avait environ cinquante hectares de très bonne terre rouge destinée à cultiver des céréales (orge et avoine). Il était toujours accompagné par un ouvrier espagnol nommé Tchimo et était adoré par tous ceux qui travaillaient pour lui ; ils se coupaient en quatre pour lui car il était très bienveillant et les traitait tous comme des membres de sa propre famille.
Plus tard un ouvrier espagnol me dit : « Tu hermano Haïm es la yema del huevo » qui signifie ton frère Haïm est le jaune de l’œuf et qui veut dire en français : « ton frère est une crème ».
Après les semailles, mon frère allait faire les marchés en carriole tirée par un cheval blanc ; il était accompagné d’Élie Benaïm un cousin de mon Père. Ils allaient à Saint Lucien, Oued Imbert, Sidi Bel Abbes, Mercier-Lacombe, Hammam Bou Adjar, Lourmel (El Amria), Aïn Temouchent, Aïn El Arba. Ils y vendaient des tissus et cela durait jusqu’aux moissons.
Ensuite Emile (Haïm) reprenait son activité agricole. Je me rappelle qu’il travaillait dur, se levant dès trois heures du matin quand il fallait moissonner avec les ouvriers et surtout quand il fallait couper les gerbes de blé pour en faire de grosses meules. Il revenait des champs la figure et le corps noir de terre. Lui et mon père arrivaient le soir très tard tandis que les ouvriers rentraient les bêtes à l’écurie. Cela durait près de trois semaines.
Ensuite on dépiquait (ce qui signifie faire sortir le grain de l’épi) sur une aire à battre. On attelait deux bêtes à une grosse pierre dentelée de forme cylindrique qui roulait sur les épis éparpillés sur l’aire à battre. Les épis étaient écrasés.
Un autre outil formé d’une planche d’un mètre carré cinquante, était équipé en dessous de cinq ou six rouleaux de bois de vingt centimètres hérissés de plusieurs dents de dix centimètres.
Cet outil appelé « triau » ou broyeur, était tiré par deux bêtes et broyait la paille tout en la dépiquant. On dépiquait en moyenne vingt quintaux de blé par jour. C’était très pénible car on travaillait au gré des vents ; cela durait environ deux mois. Quelques années plus tard le battage a été progressivement réalisé avec des machines à vapeur.
Après ces durs travaux, mon frère Emile (Haïm) allait dans les douars avec une charrette tirée par cinq bêtes et était accompagné d’un garçon dont le nom était Bachir Boukambouche. De nombreuses années plus tard, ce garçon revint travailler pour Emile (Haïm) à Lourmel.
Mon frère et Bachir chargeaient des sacs de blé et d’orge que les Arabes donnaient à mon père (Salomon) en paiement de marchandises qu’il leur avait livrées ou en remboursement de prêts agricoles qu’il leur avait consentis dans l’année. Cela durait jusqu’aux fêtes juives de fin d’année (Rosh Hashana en hébreu).
Je me rappelle des jours de fêtes juives au village où plus de deux cents familles juives se réunissaient. Les deux grandes synagogues du village étaient bondées.
On y voyait les juifs pauvres et riches tous bien habillés. Ils avaient de beaux costumes et des chaines de montre en or.
Table pour la fête de Roch Hachana
Le jour du Grand Pardon (Kippour en hébreu), toutes les femmes du village venaient à la Synagogue écouter les chants et prier avec leurs plus belles robes dorées et de nombreux bijoux.
Mon frère Émile (Haïm) chantait souvent et si bien qu’il faisait l’admiration de tous. Hommes et femmes le félicitaient et le bénissaient car il avait une voix mélodieuse.
Yom Kippour
Pour la fête de Souccot*, mon Père et mon frère Émile construisaient une baraque de roseaux dans la cour de notre maison. Elle était de la forme d’un carré de cinq mètres de coté couverte d’une toiture légère en branches de palmier.
Ma mère tapissait l’intérieur de draps blancs et on suspendait au plafond, des grenades, des pommes, des raisins, des oranges et autres fruits.
Soucca construite pour la fête de Souccot
Toit d’une Soucca
*Fête religieuse consacrée à célébrer les récoltes et pour cela une cabane ornée de fruits et de produits de la terre est construite à l’extérieur et sous laquelle des repas sont pris.
Dans un coin de la cabane à deux mètres du sol on construisait une espèce de niche garnie de foulards de soie et de velours doré. On installait aussi une veilleuse en l’honneur d’Elihaou Hanavi (le Prophète Elie) ainsi qu’une lampe à pétrole au plafond. Mon Père récitait le Kiddouch (prière de sanctification) dans la Soucca (Cabane en hébreu et Souccot est le pluriel de Soucca et le nom de la fête). Une belle table était mise avec une nappe et des serviettes blanches comme du lait et des plats succulents étaient servis dans des assiettes en porcelaine de Limoges.
Ma mère savait très bien cuisiner et pour la taquiner, nous lui disions qu'elle ajoutait du sucre dans tous les plats pour les rendre meilleurs; alors elle se mettait en colère et répondait en espagnol: « mis manos son dulces » ce qui signifiait que ses plats étaient savoureux car ses mains étaient naturellement douces. Elle était renommée pour sa méguina (grande omelette cuite au four, faite avec des pommes de terre et divers légumes), son rôti, son couscous et ses boulettes de viande, mais aussi pour son pudding, ainsi que pour ses confitures et son café. Notre plus grand plaisir était de manger dans la Soucca. Je sens encore cette odeur de plantes et de roseaux qui s’y dégageait et je me souviens de cet air de fête et des nombreux invités. Notre père abattait un beau mouton bien gras et quatre dindons jusqu’à la fin de la fête de Souccot.
Je crois que la communauté d’Aïn-EI-Arba, sur la plaine de la Mleta, à soixante cinq kilomètres d'Oran, était vraiment une des meilleures communautés juives d'Algérie.
Mes cousins étaient toujours chez moi et la plupart du temps, ils mangeaient et dormaient à la maison. J'étais très lié avec mon cousin Samuel Corcia, et Anaïs, ma sœur, avec Tamar Corcia, une cousine qui avait été un temps fiancée à mon frère Emile (Haïm).
Enfin, nous étions tous très liés à toute la population du village qui était très paisible. La vie au village ne changeait pas.
Mon frère Joseph (Youssef), ma sœur Rachel et moi allions à l'école jusqu'au départ d'Émile (Haïm) pour le régiment.
Emile (Haïm-Vidal)
Emile (Haïm) partit cinq jours au 2ème Zouave d’Oran, puis fut envoyé à El Tricha où il resta quelques temps. Il fut ensuite transféré à Magoura dans la brousse, puis à Berguin à la frontière marocaine. Des cavaliers marocains venaient les attaquer quotidiennement; ils tiraient des coups de fusil et se sauvaient. Mon frère et ses compagnons construisaient des camps et des cabanes en pierres sèches. Tous les jours ils étaient astreints à la corvée de pierres qu'ils transportaient et qui leur meurtrissaient le dos et les épaules. Il resta plusieurs mois dans cet enfer et lorsque mon père le sut, il alla trouver le colonel Bendaoud, un grand ami et voisin et lui raconta la situation particulièrement difficile que vivait mon frère.
Le colonel Bendaoud lui promit de voir ce qu'il pouvait faire et huit jours plus tard mon père reçut un télégramme de Tlemcen indiquant que mon frère rentrait à Oran le soir même. Émile (Haïm) raconta à mon père qu'un soir alors qu’il était de garde au poste de Télégraphie Optique à Magoura, un soldat qui lisait les télégrammes à mesure qu'il les recevait lui lut: "Ordre de la Division d'Oran, on demande de faire rentrer le zouave Obadia Haïm-Vidal par le premier convoi" .Mon frère en fut ravi. Dès son arrivée à Oran mon père l'emmena chez le Colonel Bendaoud et Émile le remercia chaleureusement.
Le Colonel leur offrit du thé et leur donna une lettre de recommandation pour le Capitaine de la Compagnie de la Caserne neuve d'Oran. Émile y fut bien reçu et obtint une permission permanente de dormir en ville quand il le voulait. C'est à ce moment qu'il connut Élisa-Simi Nahon qui devint sa femme; il la rencontra dans un bazar où il était venu faire des achats.
Mon père (Salomon) avait trois maisons à Oran et mon frère Émile mangea la presque totalité des loyers pendant les huit mois de service militaire qu'il lui restait à accomplir; Emile resta toute sa vie très dépensier. A son époque en Algérie, on faisait un an de service militaire.
Alors qu'Emile était à l’armée, ma mère prit l’initiative de demander pour lui la main de ma cousine germaine Tamar qui était la nièce de mon père (la fille de sa demi-sœur Messaouda). De grandes fiançailles eurent lieu à Aïn-EI-Arba sans la présence de mon frère Émile. C'est par lettre des parents envoyée à la caserne qu'Émile apprit qu'il avait été fiancé à sa cousine Tamar. Il répondit à nos parents : « J'espère que vous ne me marierez pas sans me le dire ! ».
Je me souviens que des cadeaux, des bijoux et autres furent envoyés chez nous ainsi que toutes sortes de gâteaux sur des plateaux en cuivre accompagnés par la musique de l’orphéon du village.
Ma mère aimait toujours tout faire en grand. Quelques jours plus tard Emile qui était alors caporal, vint en permission et fut reçu en fiancé.
Ma mère et ma tante n'étaient jamais d'accord et se chamaillaient pour des futilités et avant que mon frère fut définitivement libéré de ses obligations militaires, elles rompirent d'un commun accord les fiançailles mais restèrent en bons termes.
A son retour, Émile monta une épicerie française à Aïn-EI-Arba qui marchait très bien. Émile, Joseph et un garçon de magasin dormaient derrière le comptoir de l’épicerie sur des matelas posés sur le sol.
Le garçon de magasin était un peu simplet et faisait rire mes deux frères. Il s’appelait Mékélég Tourourou Benballa.
Joseph avant son départ pour l’Armée
Une autre fois Joseph se réveilla dans la nuit et vit comme dans un brouillard l’ombre immobile d’un homme à côté de la veilleuse. Joseph réveilla Émile qui le vit également. Lorsqu’ils allumèrent une allumette, l'homme avait disparu. Le lendemain, on disait que c'était le fantôme d'un Espagnol qui avait été assassiné dans ce magasin bien avant qu’il soit à Emile.
Deux années plus tard, Emile se maria avec Elisa-Simi Nahon, la fille d'un transitaire en douane et ancien agent des impôts qui était un honorable père d'une famille nombreuse. Le mariage fut célébré en grandes pompes et commença à Oran pour se terminer en beauté à Aïn-EI-Arba. Il fut suivi par quelques soirées de musique indigène.
Quelques mois après, il y eut quelques différends pour des raisons financières entre mes parents et le jeune couple. Salomon et Djemol Obadia étaient certes très riches mais avaient une mentalité plutôt « paysanne » contrairement aux Nahon qui étaient pauvres mais cultivés. Avant le mariage, mes parents avaient de façon surprenante exigé des Nahon, le versement d’une dote en leur faveur. Pour arranger les choses c’est Emile qui la leur donna. Quand mes parents le surent il y eut des heurts et pour y mettre fin Emile et sa femme quittèrent Aïn-EI-Arba et montèrent une belle épicerie à Rio Salado (proche d’Aïn El Arba) où j'allais de temps à autres passer une quinzaine de jours.
Malgré leur éloignement de la famille, Emile et son épouse Elisa-Simi se chamaillaient de temps en temps et retournèrent à Aïn-EI-Arba où ils montèrent un autre magasin que finalement ils vendirent pour partir en France, à Marseille puis à Toulon. Au bout de six mois, ils furent complètement à sec. Mon père leur envoya de l'argent pour les faire revenir et offrit à Emile un grand magasin à Aïn-EI-Arba.
A cette époque, mon père (Salomon) était très riche et faisait tous les caprices d'Emile (Haïm). Mon père et ma mère l'adoraient plus que nous tous. Quelques années après, sur les conseils de sa femme Elisa-Simi, ils allèrent s'installer à Oran.
Emile ouvrit un magasin de tissus dans l'une de nos maisons de la rue Stora au Village Nègre. Il habita rue Léobin. Djemol, notre grand-mère paternelle qui aimait beaucoup Élisa-Simi, vint vivre chez eux et y mourut.
Un an après son installation au Village nègre, mes parents rejoignirent Emile* (Haïm) et le magasin fut transformé en un grand et beau magasin de quatre portes avec tailleur de costumes indigènes. On y vendait des burnous brodés de soie et d'or, des selles brodées d'or que mon frère allait chercher en Tunisie et des belles soieries (Haïk en arabe).
Voici quelques exemples de Vêtements algériens en soie et or
* Emile eut six enfants : l’aînée Rose-Etoile, Elie, Marcel, René, Fortunée et Gabrielle la plus jeune née en 1926. Malheureusement son épouse décéda d’une septicémie résultant de son difficile dernier accouchement. Rose-Etoile à dix neuf ans dut tenir le rôle de sa mère, mais la plus jeune fut mise en nourrice pendant deux ans. En 1928, Emile se remaria avec Aïcha Benkemoun.
Anaïs, Joseph et moi tenions le magasin d’Aïn-EI-Arba et je m'occupais en plus de la propriété et de l’exploitation agricole.
Mon frère Samuel** et mes sœurs Rachel et Cécile venaient quelques fois en vacances au village.
En 1908 mon frère Joseph* partit faire l’Armée et ma sœur Anaïs et moi, étions restés à Aïn-EI-Arba. Mon père venait au magasin tous les mardis c’est à dire le jour du marché pour voir ses anciens clients, se faire rembourser les crédits qu’il avait octroyés et surveiller les activités agricoles.
Mon frère Joseph* servit dans les Zouaves et participa à l’occupation d'Oujda au Maroc et fit la campagne dans l’Amalat d’Oujda.
*Samuel Obadia né le 26 septembre 1898 s’est porté volontaire pour aller sur le front dés qu’il eut 18 ans comme la loi l’exigeait. Malheureusement la même année il disparu frappé de plein fouet par un obus allemand. Son jeune âge lui aurait pourtant permis d’attendre la fin de la guerre
Soldat Samuel OBADIA mort au combat à 18 ans
*Joseph (Youssef) Obadia, grand frère de Léon est né le dix sept décembre 1887 à Oran et décéda en 1962 à Paris (11e). Il fut incorporé au 2ème Zouaves d’Oran le six octobre 1908 et fit la campagne de l’Amalat d’Oujda jusqu’en 1909 mais n’a été libéré que le vingt quatre septembre 1911 (après près de trois années de service militaire).
Joseph racontait qu’il marchait en rang dans les montagnes marocaines lorsqu’un soldat demanda à prendre sa place pour être à coté de son frère et lorsque cela fut fait son remplaçant fut immédiatement tué par une balle marocaine qui devait être destinée à Joseph. Il a de plus répondu à la mobilisation générale dans le cadre de la campagne contre l’Allemagne et a été affecté au 1er bataillon de la Chaouia de Marrakech le quatre août 1914, puis à la compagnie blanche du 22ème bataillon sénégalais le premier mars 1918, puis à la compagnie blanche du 100ème bataillon sénégalais le sept novembre 1918 et n’a été libéré que, le cinq juillet 1919 soit huit mois après la fin de la guerre. Joseph Obadia a donc été sous les drapeaux durant cinq années de service dans le cadre de la mobilisation générale et trois années dans le cadre du service militaire. Il a donc servi la France pendant huit années et obtint la « Médaille Coloniale. »
Médaille Coloniale de Joseph Obadia
Joseph et ses camarades de combat
Joseph Obadia à son retour de la guerre de 1914-1918
Joseph Obadia épousa Simha Félicie Ben Tolila le quinze juin 1921 ; ils eurent quatre enfants : Solange, Samuel (Sam)***, Elisa (Lisette) et Lucien (Lulu) qui mourut à l’âge de cinq ans.
***De son nom complet Samuel, Prosper en l’Honneur de son oncle décédé bien trop tôt.
TEXTE :
En hiver, je me levais très tôt pour aller voir les ouvriers qui semaient et labouraient et je revenais le soir ou à la nuit tombante. Le matin après avoir allumé un grand feu de broussailles, les ouvriers se réchauffaient un moment puis attelaient leurs chevaux aux charrues et se mettaient à labourer.
Je restais un moment à me réchauffer et de temps à autre je faisais un tour avec un ouvrier qui blaguait en me racontant des histoires arabes. Après les semailles, nous fermions la maison et le magasin et nous partions pour Oran. Nous laissions tout à Bachir (Bachir Boukambouche qui a déjà été évoqué) qui s'occupait des bêtes et de toute la maison.
Après un mois, Anaïs et moi retournions à Aïn-EI-Arba. Je m'occupais des moissons et du dépiquage à la machine, j'avais alors environ 17 ans. L'été, je partais en charrette avec Bachir prendre des sacs de céréales que mon frère Emile achetait par petites quantités aux arabes au moment des semailles et des moissons.
Nous pesions les sacs et chargions la charrette pour revenir à la maison et cela durait un mois. Mon frère vendait à ses meilleurs clients sous le cours du marché.
Après tous ces travaux, j'allais me reposer quelques temps à Oran.
Je me promenais et je m'amusais avec mon cousin Samuel Corcia (fils de Camra sœur de Salomon, fille de Judas Obadia et de Djemmol née Benhaïm) qui m'attendait pour aller faire la bombe. Ensemble nous allions aussi au théâtre d’Oran voir des opérettes. Souvent Anaïs restait à Oran. Je quittais mes amis pour rentrer à la maison avec un jeune commis juif marocain qui me tenait compagnie, me faisait la cuisine et qui le soir venu, me racontait des histoires juives.
Plusieurs fois par semaine, j'allais en carriole vendre des tissus indigènes avec mon petit commis dans les marchés des environs.
Avec plusieurs camarades de mon âge, chacun dans sa carriole, nous formions une caravane. Nous nous amusions autant que nous vendions et ainsi nous conjuguions « amusement et travail ».
Nous partions d'Aïn-EI-Arba pour aller au marché du dimanche de Hammam-Bouhadjar et à deux heures de l’après-midi nous étions de retour. Le lundi, nous allions à Lourmel et nous étions de retour à trois heures de l’après-midi.
Le mercredi matin nous allions à Sidi Bel Abbés et nous y passions la soirée à nous amuser et le lendemain matin nous allions au marché.
Sidi Bel Abbès
Quelques fois en été, nous décidions d'aller faire le marché d’Oued Imbert. Nous arrivions à la remise d’Oued Imbert à quatre heures de l’après-midi et là le gardien nous allouait un local où nous déchargions la marchandise. Il nous prêtait aussi une grande marmite et nous achetions des haricots blancs, de la viande et du charbon pour faire une bonne « loubia » (soupe de haricots blancs avec ou sans viande réconfortante en hiver).
Nous plaisantions et nous nous amusions presque toute la nuit. Le vendredi matin nous allions au marché et l'après-midi nous étions de retour à Sidi Bel Abbés. Nous nous reposions le samedi et le dimanche matin à huit heures nous étions de nouveau au marché d’ Hammam-Bouhadjar. Je faisais les marchés lorsque je n'avais rien d’autre à faire et le plus souvent ceux de Hammam-Bouhadjar et de Lourmel qui me prenaient moins de temps.
Lourmel en Algérie
Avec les revenus des marchés je maintenais les activités agricoles ; j'achetais les rations des ouvriers et les céréales pour les semences.
En été, c'était agréable, mes amis venaient me chercher à la maison et nous nous baladions dans d’autres villages, allions au café ou au bal pour écouter de la musique. Nous allions en bécane un peu partout en totale sécurité car à cette époque les Arabes étaient calmes et agréables. Il n'y avait jamais le moindre problème avec eux.
Deux à trois fois par semaine, j'allais avec plusieurs camarades prendre des leçons de violon chez un ancien musicien de la Garde Républicaine de Paris. En été, Anaïs et moi dinions vers neuf heures du soir sur le trottoir devant le magasin.
Elle installait une table basse et nous y mangions gaiement tout en plaisantant avec une voisine. Lorsque nous n'avions pas grand chose à faire, nous nous décidions par toquade d’aller en carriole à Oran dans la nuit. Bachir attelait les chevaux, nous prenions des œufs, de la volaille et des légumes et nous partions à dix heures du soir avec un beau cheval blanc.
Nous parcourions les soixante-cinq kilomètres qui nous séparaient d’Oran en ne faisant qu’une pause au bout de trente kilomètres. Tout au long de la route, je racontais à ma sœur Anaïs une histoire que je finissais en arrivant à trois heures du matin à Oran.
Mon frère Joseph se fixa durant plusieurs années à Casablanca*, au Maroc et revint pour se marier avec Simha Félicie Bentolila le quinze juin 1921.
*Il put résider à Casablanca de la date de sa libération du service militaire le vingt quatre novembre 1911, jusqu’à la date de sa mobilisation pour le premier conflit mondial le quatre août 1914 et de sa date de sa seconde libération le cinq juillet 1919 jusqu’à son mariage.
Le 30 mars 1912 le Maroc passa sous protectorat Français dont une bande côtière sur la méditerranée fut concédée à l’Espagne Lorsque Joseph se maria à Oran en 1921, il était encore officiellement domicilié à Casablanca.
Dans le cadre de son service comme dans celui de sa mobilisation de 1914 à 1919, il servit principalement au Maroc qu’il connaissait très bien.
Texte
Moi j'ai continué cette vie jusqu'à mon départ pour le régiment en 1913. Comme il n’y avait plus personne pour s'occuper de la propriété, j'ai dû vendre toutes les bêtes et remiser le matériel dans une écurie. La maison ainsi que le terrain furent loués. Nous partîmes ensuite pour Oran où je restais quelques mois.
Je n'ai jamais oublié les fêtes que l'on faisait chez mon frère Émile, surtout pour Pâques. Toute la famille allait à Lourmel et Émile tuait un beau mouton. Je m'amusais beaucoup avec mes neveux et mes nièces, surtout avec René, le fils d’Emile. C’était une grande joie pour eux et moi d’aller à Lourmel.
Je les emmenais dans les champs et je leur faisais manger certaines plantes qui étaient délicieuses. Le soir, en rentrant, j'écoutais les histoires drôles du père Alloun qui venait souvent au magasin s'asseoir et discuter de tout avec Émile. Allam, le fils du père Alloun, et sa femme furent égorgés par des Arabes en 1956.
Hélas tout cela est bien loin. Mon frère Emile (Haïm) mit fin à son association avec mon père concernant le magasin de la rue Stora (tissus et riches costumes indigènes) pour aller habiter à Lourmel avec sa femme et ses enfants. Il y installa un beau magasin de tissus et d’alimentation qui marchait très bien.
Mon frère Émile était très estimé de tous. Son affaire était florissante et il devint quelques temps après conseiller municipal. J'allais le voir assez souvent pour quelques jours et je m'amusais bien. Mon père avait toujours le magasin d'Oran qui marchait bien mais il avait un peu moins d'entrain.
Quelques temps plus tard je partis au régiment à Carcassonne en France. En novembre 1913, je reçus ma feuille de route pour Carcassonne où j’arrivai le quatre décembre 1913.
Ce fut une année exceptionnellement froide car quelques jours après mon arrivée, il y eut deux mètres de neige dans les rues.
Carcassonne sous la neige
Je fus admis parmi les élèves caporaux. Nous menions une vie très rude. Notre temps était partagé entre les exercices, la théorie et les manœuvres. Le dimanche, je sortais surtout avec des amis d’Algérie en particulier avec David Benhaïm qui était marchand de bois à Oran et était comme un frère pour moi. Nous étions accompagnés d'un nommé Messaoud Obadia* surnommé Prosper qui savait chanter en Judéo-arabe, d'Isaac Benguigui, d'Élie Medioni, de Troussetain de Béni-Saf, de Georges Benhaman et d'autres dont j’ai oublié les noms. David Benhaïm louait un violon, nous achetions une bouteille d'anisette et nous allions déjeuner au bord de l'Aude.
Cet endroit qui s’appelait le Pacheron, était plein de petits restaurants avec jardins et des tonnelles. Nous allions nous y amuser jusqu'au soir. Dans la semaine, il nous arrivait très souvent d'aller manger un bifteck et un dessert aux marrons, le tout arrosé d'un bon petit vin blanc qui nous mettait en joie. Nous allions souvent au restaurant de la mère Procle qui nous donnait de bons conseils.
Le mois d'avril arriva et après les classes et les marches d'épreuves, nous partîmes en permission à Oran avec Obadia et d'autres. Dans le train je rencontrai mon cousin Samuel Corcia qui partait lui aussi en permission. Il était dans un autre régiment : le 7ème de Cahors.
*Mort au combat en 1918 sur le Mont Kemmel
Nous avions maintenu une correspondance pendant notre service et nous avions fait ensemble le trajet jusqu'à Oran en train puis en bateau. Au retour, on recommença de plus belle avec les manœuvres et les marches forcées. Une fois nous avons fait une marche avec manœuvres de soixante douze kilomètres en vingt quatre heures et nous sommes arrivés morts de fatigue à la caserne d'Iéna. Je fus nommé caporal* lors de la libération de la classe 1911 dans le courant du mois de septembre. *Un caporal à cette époque était à la tête de quinze soldats. La situation devenait de plus en plus dure et nous faisions souvent des manœuvres de nuit en dormant à la belle étoile. Ce fut ainsi jusqu'à la mobilisation générale du deux août 1914. Nous rendîmes notre paquetage et on nous donna des habits neufs et des fournitures. Nous quittâmes la caserne et allâmes camper dans des maisons vides.
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